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Causerie

Le Progrès annonçait, il y a quelques jours, qu'un explorateur célèbre par ses campagnes au Soudan, le lieutenant de vaisseau Hourst organise une expédition pour la traversée du Sahara en ballon.

Ce ne sera pas un voyage banal et l'Agence Cook n'en n'offre pas encore de semblables à ses clients. On se souvient en effet que les hardis voyageurs doivent partir, dans leur véhicule aérien, du golfe de Gabès, en Tunisie, pour aboutir dans la boucle du Niger. Ils comptent se diriger en profitant du courant des vents alisés et aussi par le moyen d'un guide-rope électrique.

Mais le guide-rope, en même temps qu'un procédé de direction, sera une arme défensive. Comme il doit traîner par terre on pouvait craindre que les indigènes ne cherchassent à s'en emparer. Or, ce danger a été prévu et conjuré de la façon la plus ingénieuse. Si ces bons nègres deviennent gênants pour le guide-rope, une vigoureuse décharge d'électricité viendra leur apprendre que, même dans le Sahara ou dans la banlieue de Tombouctou, il est interdit de toucher, sans, permission, au ballon d'autrui...

Cette excursion durera un mois et demi et les intéressants touristes nous en rapporteront, à n'en pas douter, une narration que tout le monde voudra connaître.

Mais ne vous semble-t-il pas en avoir déjà lu le récit détaillé et passionnant dans un beau volume, grand in-octavo, illustré de gravures sur bois? Cela s'appelait Cinq semaines en ballon : on y traversait aussi les profondeurs mystérieuses du continent Noir, des sauvages indiscrets voulaient s'y opposer qu'on foudroyait par des moyens également scientifiques — et le précuseur inspiré de ces voyages, imaginaires hier, possibles aujourd'hui, a nom Jules Verne.

Mais oui, M. Jules Verne a eu l'intuition des prodiges que la géographie et la science sont en train d'accomplir. Pour distraire la jeunesse, il a, trente ans auparavant, décrit, par un miracle d'imagination divinatrice, les voyages au pôle Nord d'un Nanssen, dans ses Aventures du Capitaine Hatteras ; il a eu la vision précise des découvertes de la navigation sous-marine, et le Goubet et l'Amiral-Zédé sont des bateaux-poissons renouvelés du Nautilus de Vingt mille Lieues sous les mers ; il a annoncé ailleurs l'avènement formidable des canons énormes qui anéantissent des villes à plusieurs milles de distance ; son Tour du monde en 80 jours est devenu le sport favori de toute une catégorie de voyageurs très chic ; voici enfin que le ballon en partance pour le Sahara met en action une autre de ses oeuvres ; et la seule qui n'ait pas encore été vécue, De la Terre à la Lune, recevra bientôt un commencement d'exécution, si M. Deloncle parvient à nous faire voir, en 1900, la lune à un mètre !

M. Jules Verne a donc le rare privilège de contempler la matérialisation de tous ses rêves de romancier scientifique. Il assiste à l'éclosion d'un monde nouveau qu'il a , certes, grandement contribué à créer, car il est hors de doute que le semis d'idées nouvelles qu'il répandit parmi tant de jeunes cervelles a germé et fructifié.

Le plus curieux, c'est que l'écrivain de tous ces voyages fantastiques, le prophète de tant de merveilles aujourd'hui réalisées par les savants, est un bon bourgeois d'Amiens, pacifique et casanier, ne quittant jamais la calme cité des pâtés de canard.

Il est certain qu'il n'en sortira pas dans le but de disputer à, M. Hourst la paternité de son plan pour la traversée de l'Afrique en aérostat. Mais ce d ernier sera bien ingrat s'il ne baptise pas son ballon du nom de Jules Verne!

Combien de Français de notre temps ne connaissent d'histoire que ce qu'ils en ont lu dans les romans d'Alexandre Dumas, et de géographie que ce qu'ils en ont appris dans les récits de Jules Verne! Cela vaut encore mieux que de n'en pas savoir du tout, et les écrivains qui ont le talent d'instruire en amusant rendent à leurs contemporains un service non médiocre.

On ne les lit pas assez, malheureusement. D'ailleurs, d'une façon générale, on lit trop peu chez nous, alors même qu'on en a le loisir. J ' en ai eu l'autre jour une preuve bien significative, par le propos suivant, surpris dans un train de la ligne de Charbonnières, entre deux personnes qui tenaient toutes deux le même journal à la main, lequel, au surplus, était un journal réactionnaire : Nous avons tort, disait l'un d'eux, de lire tous les jours le même journal. Nous devrions acheter des journaux différents... Ce serait plus commode, le soir, pour causer ; nous aurions plus de choses à nous dire !

Et l'interlocuteur d'opiner du bonnet... Ainsi ces messieurs passaient leurs veillées ensemble et se récitaient l'un à l'autre le même journal. Délicieuses soirées!

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